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Une élection sous influence étrangère

Une élection sous influence étrangère
Jérôme Lussier
Vice President, Public Affairs & Sustainability
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May 2, 2025

Comme à chaque élection, le scrutin du 28 avril 2025 aura apporté son lot de surprises. Dans l’ensemble, toutefois, le résultat final correspond raisonnablement à ce qui était anticipé. La dernière simulation de 338Canada donnait 42,5% des voix aux Libéraux (pour 182 sièges) et 38,5% des votes aux Conservateurs, pour 127 sièges. C’était un écart de 4 points en faveur des Libéraux, qui leur prédisait un gouvernement majoritaire.

Finalement, le PLC a récolté 43,7% des voix (pour 169 députés élus ou en avance), et le PCC 41,3% des voix (pour 144 députés élus ou en avance). Le NPD sous-performe de 2 points par rapport aux sondages – la seule déviation réellement significative – alors que le PLC surperforme de 1,2 point et le PCC de 2,8 points, deux résultats dans la marge d’erreur.

Les Libéraux de Mark Carney n’auront pas obtenu le gouvernement majoritaire dont ils rêvaient. Ils ressortent néanmoins de l’élection avec un gouvernement minoritaire fort, capable de compter, dans la plupart des dossiers, sur l’appui d’un NPD dévasté. Ce résultat leur assure une stabilité gouvernementale pour plusieurs mois.

Cette conclusion est évidemment renforcée par la défaite de Pierre Poilievre dans son propre comté, un échec dont on ne mesure pas encore toute la portée mais qui compliquera assurément la tâche des Conservateurs dans leur rôle d’opposition officielle.

Ingérence étrangère

Le Parti Libéral attribue sa victoire à la compétence de son chef et à la confiance qu’il suscite auprès d’une pluralité de l’électorat canadien. C’est de bonne guerre et ce n’est pas faux — particulièrement en ce qui concerne les qualités de Mark Carney dans le contexte économique actuel. Cela dit, comme tous les analystes du monde l’ont souligné, le principal artisan de la victoire libérale — qui semblait encore impensable en décembre dernier — demeure Donald Trump. Par sa déclaration de guerre commerciale, ses insultes et ses provocations, Trump a profondément bouleversé le paysage électoral canadien.

Le Canada a passé des années à enquêter – à juste titre -- sur des allégations d’ingérence étrangère clandestine dans notre politique. Donald Trump, lui, ne s’est pas gêné pour s’impliquer de manière frontale, tonitruante et extrêmement publique.

Ces interventions malvenues ont eu pour effet de transformer une donne politique fragmentée entre Libéraux, Conservateurs, Bloc, NPD et autres tiers partis en système presque bipartite, où les deux grands partis ont récolté ensemble près de 85 % des voix — un phénomène qui ne s’était pas vu depuis 1958.

Le Bloc a perdu 16% de ses appuis. Le Parti Vert a perdu 48% de ses appuis. Le NPD a perdu 65% de ses appuis. Le Parti Populaire du Canada (qui avait obtenu deux fois plus de votes que les Verts en 2021) a perdu 86% de ses appuis.

Face à la menace Trumpiste, les électeurs se sont tournés vers les « valeurs sûres » du Parti Libéral et du Parti Conservateur, qui ont respectivement augmenté leurs scores de 34% et de 23% par rapport à leur performance de 2021. De tous les tiers partis, le Bloc québécois est le seul à avoir sauvé les meubles.

Gouvernement stable, négociation périlleuse

Il est toujours hasardeux d’essayer de prédire l’avenir. L’exercice s’annonce particulièrement difficile cette fois, alors que la course s’est jouée moins sur le terrain des propositions concrètes que sur le contraste des personnalités et des qualifications des chefs pour donner la réplique à Trump.

Si Mark Carney a amorcé sa campagne en annonçant son intention de baisser les impôts et de supprimer la taxe carbone pour les particuliers — des mesures empruntées au programme conservateur -- il est ensuite demeuré flou quant aux orientations que prendra son futur gouvernement, préférant se présenter comme la meilleure personne pour affronter la Maison Blanche. C’est essentiellement sur cette base qu’il a été élu. En ce sens, Carney bénéficie pratiquement d’un chèque en blanc pour négocier ou définir de nouvelles relations commerciales avec les États-Unis.

Dans la négociation à venir avec l’administration Trump, Mark Carney fera face à un double défi.

Il faudra d’abord identifier des points ou des compromis potentiels pouvant satisfaire le président Trump, sans pour autant fracturer l’unité nationale. Le bois d’œuvre et la gestion de l’offre — enjeu particulièrement sensible pour le Québec — arrivent en tête de liste de ces dossiers délicats. Toute concession sur ces terrains risquerait d’avoir des répercussions politiques profondes.

Le deuxième défi consistera à maintenir la négociation concentrée sur les aspects strictement commerciaux de la relation canado-américaine, sans se laisser entraîner dans le piège des négociations à la Trump. On peut en effet s’attendre à ce que le président américain tente d’élargir le champ de discussion en invoquant, par exemple, les dépenses militaires, la réglementation du secteur bancaire, la gestion des Grands Lacs, le prix des médicaments, les arrangements de sécurité bilatéraux, le financement de la culture canadienne, etc. — autant de dossiers non liés au libre-échange qu’il pourrait vouloir mettre dans la balance pour obtenir des concessions.

Pour plusieurs entreprises canadiennes, cette réalité exigera un repositionnement stratégique. La menace de nouveaux tarifs, de barrières sectorielles ou d’un accès restreint au marché américain force l’examen immédiat des chaînes d’approvisionnement, des projets d’expansion et des marchés cibles. Au-delà des ajustements défensifs, c’est aussi une

occasion de revoir leur positionnement plus global : dans un environnement où l’économie et la diplomatie sont liées – parfois de manière imprévisible -- les entreprises qui peuvent démontrer leur contribution stratégique en matière d’emploi, d’innovation ou de résilience économique seront mieux placées pour influencer les choix des gouvernements.

Le sprint et la croisée des chemins

Bien qu’il en soit encore à ses premières heures, on peut imaginer que le nouveau gouvernement Carney suivra une progression en deux temps.

Le premier acte, imprévisible mais sans danger immédiat pour le gouvernement, se concentrera sur la négociation commerciale avec les États-Unis. Le mandat de Mark Carney est clair à cet égard, et il bénéficie sans doute de la patience de l’électorat, conscient de l’ampleur de la tâche à accomplir face à un président erratique et iconoclaste.

Peu de gens doutent sérieusement de la compétence de M. Carney pour mener ces négociations. En tenant pour acquis que celles-ci s’échelonneront sur une période de 12 à 18 mois, on peut raisonnablement imaginer que son gouvernement sera peu inquiété durant cet intervalle, et qu’il ne sera pas pressé de proposer une offre politique particulièrement innovante tant que son attention restera tournée vers nos voisins du Sud.

Une fois la négociation avec les États-Unis complétée (en supposant qu’elle se solde par une entente quelconque), la suite se présente comme une bifurcation du chemin. C’est à ce moment que commencera véritablement le deuxième acte du gouvernement Carney, où les Libéraux devront faire un choix stratégique crucial : poursuivre le programme des Libéraux de Justin Trudeau avec quelques ajustements mineurs, ou se réinventer en profondeur pour donner au gouvernement Carney une couleur distincte qui fasse oublier l’héritage de son prédécesseur.

On peut ainsi imaginer un gouvernement Carney qui, à partir de 2026, se concentrera sur la reconstruction économique du Canada, reléguant à l’arrière-plan les enjeux identitaires qui ont beaucoup occupé le gouvernement Trudeau. À l’inverse, on pourrait voir émerger un gouvernement Carney qui, une fois le dossier américain réglé, ramènerait en force les thèmes des dernières années : enjeux autochtones, préoccupations identitaires et lutte aux changements climatiques. Diverses combinaisons sont possibles, bien sûr.

Il est encore beaucoup trop tôt pour savoir quelles seront les préférences personnelles et stratégiques de M. Carney. Cela dit, ces choix influenceront fortement le positionnement du Parti Libéral lors de la prochaine élection, de même que le degré de motivation ou d’apathie de ses adversaires qui, la prochaine fois, ne pourront faire campagne ni contre Trump, ni contre Trudeau.

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